Notes de lecture

Automne allemand, de Stig Dagerman

Il faut avoir l’estomac solide pour passer à travers cet Automne allemand de Stig Dagerman, l’écrivain suédois connu surtout pour Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, court monologue très émouvant qu’il a écrit six ans plus tard. Il y écartera, l’une après l’autre, toutes les consolations qui s’offrent à notre solitude et à notre difficulté de vivre, mais n’apportent qu’un réconfort passager quand elles sont authentiques (comme une âme sœur, une promenade, la compagnie d’un animal) ou conduisent au désespoir quand elles sont fausses (les plaisirs tous azimuts). À la fin, toutes nos croyances s’écroulent, mais le doute lui-même semble prétentieux car il est « lui aussi, entouré de ténèbres ». Reste le « silence vivant », le désir de vivre, de ne pas se laisser écraser par le monde. Pas le genre enjoué vraiment, mais la personne parfaite pour aller faire un reportage, à l’âge de 23 ans, sur ce qui se passait chez les Allemands dans « cet automne triste, froid et humide » de 1946.

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Il lui a fallu du courage – et du culot – pour débarquer en Allemagne un an après la fin de la guerre, le pays maintenant sous la botte des Alliés, qui lui ont fixé des frontières humiliantes, se promener d’une ville à l’autre, parmi les ruines, en logeant chez l’habitant, descendre dans des caves couvertes d’eau, où des gens complètement perdus se nourrissaient dans l’obscurité de viande écœurante et de légumes sales, et attirer notre pitié sur eux, après tout ce que l’Allemagne avait fait. Alors que les journalistes en 1946 parlent politique depuis de confortables salles de presse, Dagerman regarde le pays à l’échelle humaine. Il aperçoit des enfants de six ou sept ans qui ont « des yeux qui en ont au moins dix de plus »,  il entend des cris de douleur, des chiens gémir, partout « il y a de l’hystérie dans l’air ».

Les rapports entre les Allemands eux-mêmes ne sont guère édifiants. Des gens s’engueulent sur la place publique pour une vétille. Dans une boulangerie, un vieil homme bouscule à coups de canne les femmes dans la file d’attente et s’empare de ce qui reste de pain sur le comptoir. La Ruhr (à l’ouest) a été comme centre industriel l’une des régions les plus durement frappées pendant les dernières années de la guerre, avec des bombardements massifs qui ont tout détruit et causé d’énormes pertes civiles. Beaucoup d’habitants avaient été évacués vers la Bavière (au sud-est). La guerre à peine finie, les Bavarois veulent se débarrasser de ces encombrants réfugiés et les retourner chez eux. Ils les installent donc dans des wagons devenus impropres au transport de marchandises parce qu’ils laissent passer la pluie, mais pour des humains ça ira. Arrivé à destination, on détache la locomotive de sa vingtaine de wagons, qu’on laisse parqués là avec des familles entières à l’intérieur, qui y restent enfermées pendant des semaines, dorment sur de la paille, toussent et errent le long des voies pour trouver quelque chose à manger, parfois meurent pas de faim.

S’ensuit tout ce qui croît sur la misère : vol, prostitution, marché noir, attaques armées de jeunes désœuvrés. Mais Dagerman refuse de juger depuis une hauteur morale figée. Le marché noir et la prostitution ne sont pas immoraux « lorsque qu’ils sont les seuls moyens de survivre », de même qu’il y a des circonstances où « voler revient à répartir plus équitablement ce qu’il y a ».

Il évite aussi le piège de dépeindre ce qu’il voit comme un spectacle. Il ne cherche pas tant à nous donner des sensations fortes qu’à rendre compte, d’une façon crue et sentie, des situations d’horreur morale qu’il observe, assez prenantes pour qu’on se demande si, dans des conditions semblables, les humains de n’importe quel endroit sur terre ne feraient pas la même chose. Il ne détourne pas les yeux devant la difficulté la plus épineuse : nous partons du principe de la responsabilité collective pour punir toute la population. Mais les Allemands étaient-ils collectivement responsables des crimes de leur pays ? Existe-t-il une chose telle que la « responsabilité collective » ? Mieux, plusieurs parmi les hommes et les femmes ordinaires qu’il rencontre étaient sans doute d’anciens sympathisants nazis, qui avaient agi en fonction d’une obéissance aveugle au pouvoir démentiel en place, et n’étaient peut-être pas sans mériter une punition ; mais cette obéissance – cette soumission – « ne caractérise-t-elle pas les rapports de l’individu avec l’autorité dont il dépend dans tous les États du monde » ? Comment, dans tous les cas, rester insensible à la souffrance, même quand elle est méritée ?

On se doutait que les Allemands ne formaient pas un bloc. Certains n’ont aucunement l’intention de « surmonter leur nazisme » et n’ont rien à faire de la démocratie que leur imposent les Alliés. D’autres, antinazis mais nationalistes, avaient pour principe : pas de pitié en cas de victoire, loyauté et dignité en cas de défaite, ce qui ne correspond pas aux scènes dégradantes dont ils sont témoins. Un ancien procureur du régime nazi a pu acheter après la guerre la plus grande exploitation agricole d’un village. Il prend maintenant son bois dans une forêt où les nazis pendaient des enfants deux ans plus tôt, alors que d’anciens détenus des camps de concentration sont hébergés dans des maisons délabrées. Une Allemagne « riche et véreuse » se dresse face à une Allemagne « pauvre et honnête ». Les Alliés n’ont pas un dossier vierge non plus selon Dagerman, qui rappelle que les foyers de lutte antinazie se sont multipliés en 1945 sur tout le territoire mais qu’ils se sont tous éteints parce que les puissances occidentales ne souhaitaient pas voir de révolution antinazie. Elles ont ainsi empêché « les Allemands de régler eux-mêmes leur compte avec un passé odieux ».

Dagerman assiste à des procès de dénazification. Il y en a eu jusqu’à une centaine par jour dans les petites villes. Rien qu’à Stuttgart, 120 000 personnes ont été jugées. Dans les salles, « l’audition des témoins permet souvent de faire passer le souffle de la peur qui glaçait les gens à cette époque ». Mais il sait départager les témoignages sincères de ceux hypocrites. À la barre des accusés, un jeune qui avait juré fidélité à Hitler à 14 ans réplique au procureur : « Mais Hitler était reconnu par le monde entier. » D’autres se demandent pourquoi ils seraient punis d’avoir combattu pour leur pays. Et un procureur, lui-même dépossédé de tous ses biens par les Américains, de reconnaître : « Il est vrai qu’aucune jeunesse n’a été plus maltraitée que vous. » On essaie de s’en tenir à ceux sur qui pèsent les charges les plus lourdes.

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Le jeune écrivain rappelle qu’on ne peut voir tout en noir ou tout en blanc. L’absence de remords chez les Allemands a scandalisé, compte tenu des crimes monstrueux que l’Allemagne avait commis. « On peut fort bien ne pas la comprendre, mais il est bon de ne pas oublier que les souffrances que l’on ressent dans sa chair émoussent la réceptivité que l’on peut avoir à celle des autres. » (Plus tard, Primo Levi déplorera le manque de repentir des Allemands, tout en reconnaissant la force que peut avoir un État totalitaire sur la population.)

À Munich, Dagerman se retrouve sur Prinzeregentstrasse, la rue d’où Gustav Aschenbach – « l’un des héros les plus malheureux de la littérature mondiale » – était parti pour Venise, où allait s’éveiller son désir de mourir. Son reportage lui a fait découvrir que la souffrance n’est pas communicable, qu’elle est muette, comme ce rescapé de Dachau, dont la femme, écrivaine qui a elle-même passé quelques années dans un camp, essaie vainement de lui faire raconter ce qu’il a vécu. Il faut que le temps installe une distance avant de pouvoir en parler. Dagerman a des paragraphes impitoyables sur des écrivains locaux, bien logés bien nourris et la bibliothèque bien garnie, qui trempent leur plume dans la beauté de la souffrance ou des ruines. La souffrance ne se met pas en mots. Les ruines sont sales et répugnantes.

Le livre fait état de la condition des Allemands dans un style clair, net, incisif, sans fioritures ni sentimentalisme, mais où la compassion brille au milieu de sa lucidité. Les textes paraissaient au fil des Dagerman 10semaines dans un hebdomadaire suédois, mais Dagerman refusait de se considérer comme un journaliste. Dans une lettre à un ami, il écrit que pour lui « le journalisme est l’art d’arriver en retard le plus rapidement possible ». Il avait choisi de côtoyer les victimes. Paradoxalement, Automne allemand est sans doute par son réalisme l’un des meilleurs reportages qui ait jamais été écrits. Nouvelliste et romancier célèbre dès sa vingtaine dans son pays, Dagerman s’enlèvera la vie, peut-être par accident, à l’âge de 31 ans, deux ans après avoir écrit Notre besoin de consolation, à la suite d’une longue dépression causée, selon la plupart de ses commentateurs, non par sa vision du monde mais par un tenace syndrome de la page blanche.

7 réflexions au sujet de “Automne allemand, de Stig Dagerman”

  1. Bravo et merci pour cette excellente présentation d’un ouvrage d’une grande lucidité, à l’heure où la simplification tient lieu de réflexion.

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