Calepin

Le voleur

Un voleur hier soir dans la librairie. Un type dans la trentaine, qui faisait un peu peur – visage ravagé, peau abîmée, yeux tuméfiés, et le blouson sale. J’étais à deux pas de lui quand il a glissé dans son blouson dézippé un livre dont le titre était quelque chose comme Le Miroir aux Assassins. Il a demandé assez fort, à la cantonade, qu’on lui indique où trouver « You-ce-nôrd ! », comme pour détourner l’attention, alors que s’il n’avait pas crié il serait passé tout à fait inaperçu, tellement on n’avait pas envie de le regarder. Il circulait vite entre les rayonnages, a subtilisé un autre livre. Il en avait maintenant au moins un sous chaque bras.

Il est sorti en gueulant, mais la voix éteinte, parce que le commis n’était pas allé lui montrer où étaient les « You-ce-nôrd ». Le commis, qui avait peut-être peur, a fait semblant de ne rien voir. Il y aurait eu du grabuge s’il l’avait sommé de rendre les livres.

Sur le trottoir, il marchait vite, se sauvait en ligne droite, les mains dans les poches de son blouson, les bras raides, les épaules rentrées comme des appuie-livres pour bien tenir sa bibliothèque volée ; mais les jambes molles, l’air de quelqu’un de fatigué qui se remet d’une soûlerie. Petit à petit, sa minable silhouette est devenue invisible dans la noirceur.

1 réflexion au sujet de “Le voleur”

  1. Formidable : « les épaules rentrées comme des appuie-livres pour bien tenir sa bibliothèque volée » : une trouvaille (ce qu’en classe j’appelais une comparaison doublement efficace : pertinente en soi et pertinente en raison du contexte : il en va de même des métaphores, riches quand elles sont doublement pertinentes). Enfin, l’essentiel se situe dans l’entièreté du texte : un micro-récit drôlement bien fait, mais pas drôle du tout, qui transmet une expérience qui donne un peu le frisson. Ce « you-ce-nôrd », fait sourire, aurait même fait sourire la grande dame. Si ce n’était pas si »patibulaire », on aurait envie de souligner que certains individus sont prêts à tout pour se procurer une dose de culture : la littérature mène à tout et elle accueille même les plus misérables d’entre nous. Bravo pour ce texte.

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