Littérature québécoise

L’inextinguible, de Maxime Olivier Moutier

Ces entretiens ont reçu un traitement frivole dans les médias. L’émission de radio Plus on est de fous a fait subir à Moutier un interrogatoire en règle, où Moutieril a seulement été question de l’existence ou non de Paula Singer (qu’est-ce qu’on s’en fout). La Presse a étiré à vide l’hypothèse d’un canular sans manifester le moindre intérêt pour le contenu, puis, noblement, a refusé d’accorder une cote au livre. Le Devoir ne lui a donné qu’une petite étoile, sorte de broutille décernée à une « comédie insignifiante », ce qui correspond davantage à une description de l’article.

Le livre touche pourtant à une palette de sujets. Le plus intéressant est la psychanalyse, qui revient constamment dans la discussion – la théorie, Freud, Lacan, la cure, les sacrifices qu’elle suppose, les explications qu’elle permet, par exemple que l’agressivité verbale sur les réseaux sociaux serait la manifestation naturelle d’un retour du refoulé face à une société devenue lourdement conformiste. Moutier note d’ailleurs que les gens politiquement corrects sont les plus agressifs sur les réseaux. Il explique de façon convaincante la force du contact entre le patient et son psychanalyste, qui ne l’attend pas avec un catalogue de vérités, mais le fait parler jusqu’à ce qu’il se libère, c’est-à-dire qu’il accepte de vivre avec son manque. Personne selon lui n’a le sentiment de faire partie du monde dans lequel on vit.

On pourrait dire que l’inextinguible est un méchant moineau, mais c’est surtout un mouton noir, qui n’a pas peur d’aller dans le sens opposé (pour parler comme Thomas Bernhard dans « La cave »). Il n’y va pas de main morte, et on n’a pas toujours envie de le suivre. Mais quelle que soit la question il revendique le droit de faire des contre-vérifications, quitte à choquer, et celui de sonder les motifs des accusateurs qui ne sont pas toujours transparents. Et souvent il vise juste.

Dieudonné par exemple. Si son obsession des juifs est irrespirable, Moutier rappelle avec raison qu’il est loin de se réduire à ça. Je l’ai déjà vu moi-même mimer sur scène, dans un sketch puissant, une file d’attente allant de la naissance à la mort. On devinait qu’il était en plein milieu, prenant nonchalamment son temps, quand soudain derrière lui arrivent une bande de petits Africains. Et lui de se retourner et de leur lancer : « Allez, allez les petits, passez ! » Sur le coup, quelques Africains dans la salle avaient hué, puis la seconde d’après admiré le deuxième degré. Sa hargne antisémite, c’est une autre affaire. Moutier ne le suit pas dans cette direction, ni d’ailleurs dans le cas des autres (Solal, Le Pen, Faurisson), encore qu’à mon avis il balaie un peu vite la question des juifs comme peuple persécuté.

La série d’opinions radicales qu’il assène sur le féminisme sont faites sur mesure pour provoquer encore plus. Par exemple, que les femmes occupent une place non négligeable dans la religion catholique… mais c’est par comparaison avec les autres religions. Qu’il a été malsain d’associer la bataille féministe à quelque chose d’aussi négatif que le droit à l’avortement. Il n’est pas contre, mais rappelle que certaines féministes étaient tombées à bras raccourcis sur le Dico des filles de Fleurus, où il était écrit que « le recours à l’avortement est toujours une blessure qui met longtemps à cicatriser » :

« Que veulent-elles ces féministes ? Que l’on fasse l’apologie de l’avortement ? Je suis père de deux filles, et je n’ai pas envie de leur enseigner que l’avortement est une grande invention ni de leur souhaiter à toutes les deux de vivre un jour cette expérience merveilleuse parce que les femmes se sont battues pour cela. C’est débile. »

L’une des deux intervieweuses finit par péter les plombs et quitte le café en claquant la porte. Elle reviendra, sans garder rancune – peu m’importe que ce soit ou non arrangé avec un metteur en scène – pour une bonne discussion à trois sur l’éthique, la responsabilité, le clonage. Moutier admire aussi le combat des Femen, mais condamne leur action d’aller se masturber devant un crucifix. Ce ne sont que des échantillons. À quelques reprises, les deux filles qui l’interviewent l’accusent d’exagérer. Il en convient tout de suite, ça fait partie de son style. Malgré tout ce qu’il dit, il prévient l’accusation d’être antiféministe. Allez voir pages 168 et suivantes.

L’extrême-droite et le féminisme : ce sont les deux sujets les plus explosifs du livre. Mais il aborde plein d’autres choses. La souffrance des enfants, les relations amoureuses, les séparations, les coming out, la dépression, la vie conjugale aujourd’hui (« on pourra bientôt les imaginer aller manger au restaurant le vendredi, en choisissant chacun leur restaurant »). Et sa vie personnelle. Il parle si crument de son frère, de sa mère, de la deuxième femme de son père, que par bouts le lecteur a l’impression d’être en train de l’écouter se vider l’inconscient en pleine analyse.

Il raconte l’intimidation physique qu’il a subie pendant son adolescence, ses cinq changements d’école secondaire, sa tentative de suicide après une rupture amoureuse (mais qu’il attribue en partie aujourd’hui au refus de son admission en psychopathologie à l’Université de Paris), puis son internement dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs mois. Les métiers de cuisinier, de garagiste, d’intervenant dans un centre de crise, qu’il a exercés avec enthousiasme. Un séjour aux soins intensifs après une crise cardiaque. Son mariage qui a duré quatorze années où il s’est occupé de ses trois enfants pendant que sa femme travaillait (un Knausgaard québécois !). Ses études – en littérature, en théologie, en histoire de l’art. Absolument rien sur tout ça dans la Presse, le Devoir et chez les Fous qui lisent. C’est vrai que certains morceaux de sa vie sont déjà connus à cause des romans précédents et des entrevues, mais ici tout y passe au fil des entretiens.

C’est impossible d’être toujours d’accord avec lui, il y en a trop. Il y a la persécution des juifs, et je ne crois pas une seconde non plus, malgré son Journal d’un étudiant en histoire de l’art, qu’en enveloppant des bâtiments et des montagnes Christo ait voulu évacuer la beauté. Ni que le roman soit fini comme genre. C’est une thèse douteuse, il faut toujours se méfier de ces primeurs sur les changements d’époque, comme si on revenait nous avertir en courant qu’un nouveau paradigme historique nous attend au prochain coin de rue. De grands romans, il y en a encore plein, je suis en train d’en lire un, Une femme fuyant l’annonce, et Les Bienveillantes n’ont que dix ans. Je ne pense pas que Grossman ni Littell soient en retard par rapport à Moutier ou les autres. Ce n’est pas parce qu’un écrivain ne veut pas ou ne peut pas en écrire que le genre est mort… Bref, ces théories s’alimentent à une sorte d’hubris intellectuelle.

Pour le reste on voit rarement des écrivains aussi à l’aise en dehors des schémas établis, fuir le confort du consensus, ne pas ménager les susceptibilités, « faire des trous dans la pensée unique » comme dit Moutier. Il fouille creux, il argumente solide, sa liberté de pensée est sans pareille, au point qu’on a l’impression sur certaines pages que quelqu’un vient d’ouvrir une fenêtre pour laisser entrer un peu d’air.

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