Ce livre reproduit trois conférences prononcées par l’écrivain israélien Amos Oz dans les quinze dernières années : la première reprend son plaidoyer célèbre contre le fanatisme, la seconde est une longue exploration de la nature du judaïsme, la troisième, « Dreams Israel Should Let Go of Soon », une vigoureuse défense de la solution à deux États en Palestine : c’est la plus intéressante. La traduction de l’hébreu à l’anglais est de Jessica Cohen (le livre est aussi paru en français sous le titre de Chers fanatiques, traduit par Sylvie Cohen).
Amos Oz appartient à la gauche sioniste d’Israël : contre l’occupation des territoires et pour le droit des Juifs à un État démocratique à eux. Ce n’est pas la gauche sectaire à laquelle on est habitué. Souvent, rappelle-t-il, ce sont des droitistes qui déverrouillent les situations impossibles, De Gaulle libérant l’Algérie, Nixon sortant les USA du bourbier vietnamien créé par le « libéral » Kennedy, le général Sharon démantelant les colonies juives de Gaza. Il rejette du revers de la main autant le dogmatisme de la gauche anti-sioniste que le fanatisme des colons néo-sionistes. Il veut croire que tout peut encore changer.
Les Palestiniens mènent deux guerres, l’une juste (avoir un État) et l’autre injuste (détruire Israël et faire couler le sang). Mais les Israéliens aussi mènent deux guerres, l’une juste (que les Juifs aient leur pays), l’autre injuste (terroriser les Palestiniens et leur voler des terres). « Il nous faut deux États » répète-t-il. Les Juifs n’ont nulle part où aller, les Palestiniens non plus. Israël aura beau jouer du bâton, les Arabes ne lâcheront jamais :
« S’il n’y a pas deux États ici dans un proche avenir, il n’y en aura qu’un, et ce sera un État arabe s’étendant de la Méditerranée au Jourdain. Les Juifs et les Arabes peuvent et devraient vivre ensemble, mais je trouverais totalement inacceptable de faire partie d’une minorité juive sous domination arabe, parce que presque tous les États arabes du Moyen Orient oppriment et humilient leurs minorités. Et surtout, parce que j’insiste sur le droit des Juifs israéliens d’être majoritaires chez eux, comme tout autre peuple. »
La majorité des Palestiniens eux-mêmes sont en faveur de la solution à deux États, comme le fait remarquer le géopolitologue Frédéric Encel dans une entrevue récente de Geo Histoire. Oz rejette l’idée d’un État binational comme une mauvaise plaisanterie : comment des gens qui s’entretuent depuis un siècle pourraient-ils vivre en harmonie ? En général, il ne croit pas aux États binationaux ni multinationaux. Intéressant… Il rejette la stratégie qui se contente de « gérer le conflit », ce qui entraînera tôt ou tard un effondrement de l’Autorité palestinienne, qui sera alors remplacée par le Hamas, scénario catastrophiste. On a vu pendant la Marche du retour en avril que le Hamas demandait encore soit de renvoyer les Juifs « chez eux » (où ça ?), soit de les jeter à la mer, soit de les massacrer.
Oz juge le moment propice à un retrait de la Cisjordanie parce que plusieurs des ennemis traditionnels d’Israël dans la région – Égypte, Jordanie, Arabie saoudite, Émirats, le Maghreb et même la Syrie d’Assad – ont un autre chat à fouetter drôlement plus inquiétant, et ne contestent plus son existence. Se retirer de la Cisjordanie présente un danger possible, mais y rester un danger certain. Bientôt Israël pourra être frappé de partout dans le monde, par exemple du Pakistan, puissance nucléaire bien plus dangereuse que l’Iran. Attaquer l’Iran n’assurerait donc en rien la sécurité du pays. Ne pas oublier non plus que le soutien américain ne sera pas éternel, tandis que les Palestiniens, eux, seront toujours là.
Il favorise le compromis. Les Juifs ont le droit fondamental d’aller prier sur le mont du Temple, le nom même le proclame ; mais n’est-il pas plus raisonnable de laisser l’esplanade aux musulmans ? Les colons prétendent avoir droit à toute la Palestine ; mais que vaut un droit que personne ne reconnaît ? Ils tiennent tête, au gouvernement, à l’armée, en fait au monde entier. Mais chaque fois dans l’Histoire que les Juifs ont poussé l’entêtement à ses limites – contre Babylone, contre Rome – tout a mal tourné pour eux. Le compromis, cela veut dire garder des terres, en céder d’autres, par exemple au nord et à l’est de Gaza, comme il a été suggéré.
En roulant en taxi près de Bethléem récemment, le chauffeur arabe nous a montré du doigt une colonie juchée sur la colline surplombant la ville : quartier compact d’une centaine de maisons, coiffées de jolis toits rouges, bien aménagé, harmonieux, propre comme un sou neuf, et entouré d’une muraille comme la vieille ville de Jérusalem. De la zone B où nous roulions (administration arabe, contrôle israélien), avec l’asphalte crevassée partout, la colonie dégageait une sorte d’arrogance architecturale que les résidents de Bethléem reçoivent comme un coup de poing chaque fois qu’ils passent devant.
Oz est optimiste en affirmant que les colons pourraient être ramenés à la raison, quand on sait que Baruch Goldstein, qui a tué 29 musulmans en train de prier à Hébron en 1994, fait encore l’objet de commémorations comme un saint martyr. D’après ce que je lis partout, la majorité des colons sont des jeunes de 20 à 30 ans, agressifs, anarchistes, remplis de haine et de rage, carrément racistes, et qui font beaucoup d’enfants : ce n’est pas demain la veille. Mais son plaidoyer reste émouvant. Il se dit honteux de la politique gouvernementale, mais ne s’étonne pas qu’il soit difficile d’y voir clair dans ce pays où 8 millions de premiers ministres ont chacun leur solution.
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Car ainsi va la mentalité juive depuis trois mille ans, sujet du 2e essai, « Many Lights, Not One Light », i.e. « de nombreuses opinions, et non une seule ». Le judaïsme est la seule religion qui n’ait jamais été chapeautée par une autorité infaillible, par un pape qui sait tout, que des interprétations par-dessus interprétations de la Torah. D’où ces désaccords constants chez les Juifs, et surtout cette méfiance à l’égard de l’autorité, qu’Oz retrouve aussi bien chez Heine, Kafka, Einstein, Karl Marx, les Marx Brothers, Spinoza, Hannah Arendt, Woody Allen que chez les grands prophètes. On peut ajouter que ce n’est pas un hasard qu’Orwell ait appelé « Goldstein » la cible numéro un de Big Brother dans 1984. Marek Halter dit la même chose qu’Oz dans L’Odyssée du peuple juif, quand il écrit que « le Juif qui perd son désir de libération cesse d’être juif ».
Le Juif ne se gêne pas pour contester et même accuser Dieu, des rabbins hassidiques ont demandé qu’Il soit traduit devant un tribunal après la Shoah – chose impensable dans toute autre religion. Certains courants de droite tentent bien d’imposer l’obéissance, mais elle n’est pas dans la nature des Juifs. Pour Oz, le judaïsme est autant une culture qu’une religion. La création d’Israël n’a rien à voir avec une mission confiée par le Messie, elle a suivi le mouvement nationaliste, laïque et pragmatique qui avait emporté le monde moderne depuis deux siècles. L’État est celui des laïques comme des religieux. On sait par ailleurs que la majorité de ses citoyens ne veulent pas d’un État confessionnel.
Non pas qu’Oz repousse la religion. Depuis quelques générations, il voit se manifester des « moments religieux » non plus chez les rabbins, mais dans la nouvelle littérature hébraïque qui, fidèle à la tradition, exprime toujours une espèce de détresse théologique (il mentionne entre autres les romans de Zeruya Shalev). La Torah reste fondamentale, mais la persévérance des Juifs à travers les siècles est le fruit de millions de décisions personnelles sur des douzaines de générations, de la volonté de chaque Juif de rester juif. Voilà comment ils ont conservé leur identité : la Torah, la langue, la mémoire collective, le mode de vie, une sensibilité particulière, les actes créateurs. Leçon à retenir pour ceux qui sont allergiques à la notion d’identité.
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Le 1er texte est la version augmentée (en 2017) d’une célèbre conférence, « Comment guérir un fanatique », déjà traduite en une vingtaine de langues, dont le français. Aujourd’hui le sentiment d’horreur face à Hitler et Staline approche de sa date d’expiration, le zèle haineux, l’intolérance sont revenus au goût du jour. Ils ne sont pas une invention de l’Islam. D’ailleurs la masse des musulmans, comme des croyants en général dans le monde, s’oppose à la violence. Le fanatisme est un « mauvais gène » qui s’est manifesté souvent dans l’espèce humaine, par exemple au moment des Croisades ou de l’Inquisition, mais qui peut prendre toutes sortes de formes. C’est lui qui détruit une synagogue ou fait sauter une clinique d’avortement, et c’est encore lui qui se montre le bout du nez chez l’anti-fumeur ou le végane prêt à dévorer ceux qui mangent de la viande.
Tous les fanatiques ont ceci en commun : la tolérance zéro envers quiconque ne pense pas comme eux. Le fanatique s’efface devant la cause qu’il a épousée. Il ne pense plus, il ressent. C’est un drôle de personnage qui veut vous transformer en une copie de lui-même, alors qu’il n’est plus lui-même. Il veut que votre âme s’élève, que vous mangiez mieux, mais si vous résistez, il est prêt à vous étrangler. Oz n’est pas étonné qu’il y en ait autant, parce qu’il voit un phénomène de renoncement semblable à soi-même jusque dans la publicité qui, en invitant les gens à se gâter comme des enfants, transforme le monde en une vaste garderie. Ou dans le fait de voter pour des politiciens qui n’ont aucune qualité pour diriger un État, mais qui sont sympathiques.
Le remède est la curiosité à l’égard de l’Autre, la capacité d’imaginer son monde intérieur. Et l’humour, dont les fanatiques sont complètement dépourvus. Il ne s’agit pas de devenir fanatiquement anti-fanatique. Mais de séduire par les idées. Et surtout de traquer le fanatique qui se cache en chacun de nous, qui ne peut vivre dans une « situation ouverte », qui veut en découdre une fois pour toutes – alors que l’Histoire est une ligne horizontale et non un cercle. C’est toujours, chez Oz, cette méfiance typiquement juive à l’idée que quelqu’un pense à votre place.
Cinq étoiles et demie.
À propos de Zeruya Shalev : article du Monde.
Le pire ennemi de Dieu, ce sont ceux qui tentent de s’en accaparer l’exclusivité via leur chapelle, leur bigoterie, leurs accroupissements et dévote affectation. Dieu appartient certes à ceux qui le cherchent. Est-il besoin de rappeler à ces pèlerins qu’il y a des peuples élus ou
qu’hors de l’église il n’y a point de salut.
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