Si l’on se fie à son Journal (1918-1921, 1933-1955, le reste ayant été détruit), tout le long de sa vie, à 45 ans ou à 70, Thomas Mann quand il trouve le temps de lire, souvent le soir et parfois jusque tard dans la nuit, ne lit, à part les livres de son frère Heinrich et de son fils Klaus, que les plus grands : Tolstoï (« Toujours puissamment fasciné »), Balzac, Proust, Conrad (qu’il admire sans réserve), Dostoïevski (dont il met dans sa valise pour un voyage en Amérique les 20 volumes de ses œuvres complètes), Kafka, Stifter, Tchekhov, Hamsun, Goethe (encore et encore), Pouchkine, Stendhal, Schiller, Poe, Cervantès, Gogol, Novalis, Fontane, Sophocle, Henry James, Nietzsche, Strindberg, Flaubert, d’autres. De ses contemporains, à part Gide, Claudel, Orwell, Bounine, Yourcenar et son ami Hesse, il lit surtout des essais, comme Freud qu’il aime bien, mais pour le reste ses réactions ne font pas tellement dans l’éloge : Brentano, « cette vieille araignée », Spengler, « hyène de l’histoire », Romain Rolland, « faiblard et gentillet », Brecht, « qui me déplaît de plus en plus », [Erich Maria] Remarque, « mal élevé », Heidegger, « qui m’épouvante », et il parle d’une « horrible nouvelle » de Döblin. Bien qu’il publiera un compte rendu sur La mort de Virgile de Broch, dans l’intimité de son journal il reconnaît qu’« il y a des beautés » dans le livre, qui est cependant « de noble ennui, inarticulé ». La biographie de Marie Stuart par Stefan Zweig lui apparait comme « un livre de bas étage », et celle du même sur Sébastien Castellion, « intéressante par son sujet et en même temps fade et subalterne comme d’habitude » (j’ai eu le même sentiment en lisant un jour sa biographie de Nietzsche, très vaporeuse et dont on ne retient rien). En 1942, il trouvera le suicide de Zweig « stupide, faible et honteux ».
John Updike prétendait aussi ne jamais lire ses contemporains (c’était peut-être réciproque).
En lisant les journaux d’Imre Kertész sur une longue période, on se rend compte qu’il a passé sa vie avec Goethe, Chostakovitch, Rilke, Nietzsche, Pascal, Hegel, Mann, Kafka et Pessoa.
En terres francophones, on a souvent l’impression que les écrivains au contraire ne ratent pas un livre de leurs contemporains.
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