Notes de lecture

En relisant “Dubliners” de Joyce

J’ai relu au hasard deux nouvelles du recueil Dubliners dans le texte original, « Counterparts » et « Boarding House ». Joyce décrit dans les deux cas un cercle infernal dont personne parmi ces gens ne peut s’échapper, quelque chose dont il est impossible de sortir, une paralysie, un huis clos. On pense à Boule de suif dans la diligence de Dieppe : espace clos, enfermement, misère, mépris. Maupassant a d’ailleurs inspiré Joyce, surtout par la clarté et la limpidité absolue de son style dans ce recueil — cette clarté dont Paul Auster disait qu’elle seule peut surprendre et faire penser, mais qui ne sera plus qu’un souvenir dans Ulysse. Si la langue de Boule de suif est lente, ses paragraphes comme écrits l’un après l’autre le poing en l’air, tout en cherchant la beauté et l’empathie, celle de Joyce est rapide, fait claquer les mots, les mots courts, d’origine anglo-saxonne :

« His wife was a little sharp-faced woman who bullied her husband when he was sober and was bullied by him when he was drunk. They had five children. A little boy came running down the stairs. »

Il écrit avec l’oreille d’un musicien, comme le disait à son propos son ami Italo Svevo — d’où l’incongruité dans la traduction que j’ai lue des deux 𝑐𝑜𝑚𝑚𝑒𝑛𝑐̧𝑎𝑠𝑠𝑒𝑛𝑡 qui n’ont vraiment rien de joycien. Le recueil tient sans doute sa force du fait que de la clarté du style jaillissent des histoires angoissantes, désespérantes, presque apeurantes. Il faut sentir en anglais la puissance de la chute dans « Boarding House » où, dans les dernières lignes, Mrs Mooney, une dame qui dirige sa pension avec fermeté, va forcer le jeune Mr Dolan à épouser sa fille, avec laquelle il s’est amusé un soir :

« Polly! Polly! »

« Yes, mamma? »

« Come down, dear. Mr Doran wants to speak to you. »

Quelques mots comme des baffes qui viennent sceller un destin. De pauvres individus partout. Dans « Counterparts », le pitoyable Farrington, prisonnier de son emploi de scrivener (comme Bartleby), a le courage, ou la témérité, de narguer son patron à ses risques et périls devant une cliente importante et ensuite, rendu chez lui, la lâcheté de frapper un de ses enfants à coups de bâton sans aucune raison.

Joyce a composé ces nouvelles au début de la vingtaine. Il mélangeait avec une maîtrise impressionnante la solidité de la langue et le flux de la parole avec tous les tics locaux. Vision nette de la société autour de lui. Et le  goût de dénoncer, « d’amener ses compatriotes à bien se regarder dans le miroir », comme l’a écrit sa biographe Edna O’Brien. Non sans lyrisme, mais sur un ton impersonnel, sans sentimentalisme ni pleurnicherie, malgré la tendresse qui se dégage des portraits qu’il brosse de chacun, jusque dans la fabuleuse nouvelle qui clôt le recueil, « The Dead », où Gabriel Conroy, en découvrant que l’âme de sa femme est depuis toujours étrangère à la sienne et que l’homme mort qu’elle n’a jamais oublié a plus de vie que lui-même, voit sa propre identité se dissoudre parmi celle des vivants et des morts, et ne trouve pour seule consolation que la neige qui tombe ce soir-là sur toute l’Irlande.

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