Notes de lecture

Deux ou trois remarques sur L’ignorance, de Milan Kundera

Dans 𝐿’𝑖𝑔𝑛𝑜𝑟𝑎𝑛𝑐𝑒, Milan Kundera raconte le retour dans leur pays de deux émigrés tchèques qui reviennent « chez eux » au moment de la chute du rideau de fer (1989), vingt ans après le Printemps de Prague (1968). Il raconte surtout leur désenchantement face à l’absence totale de curiosité à leur endroit de la part de leurs anciens amis, de leurs proches, d’anciennes connaissances, sur ces vingt années d’exil – qu’ont-ils fait ? quel genre de vie ont-ils menée ? Rien. Seulement vingt ans, et certains ne les reconnaissent même pas, ont tout oublié, l’ignorance règne en maître. La vérité est que notre vie n’intéresse personne, même quand nous revenons d’exil. Si les Phéaciens demandent à Ulysse de raconter ses aventures dans 𝐿’𝑂𝑑𝑦𝑠𝑠𝑒́𝑒, c’est parce qu’il est un étranger. Kundera rappelle que sur le coup Pénélope n’a pas reconnu Ulysse, qui aura bientôt envie de quitter Ithaque où il ne se sent plus guère d’attachement. L’exil est devenu son véritable chez-soi, comme si le retour était impossible. Ainsi 𝐿’𝑖𝑔𝑛𝑜𝑟𝑎𝑛𝑐𝑒 cherche à retourner comme un doigt de gant la soi-disant nostalgie du pays natal chez l’émigré.

C’est un roman à thèse, comme d’autres œuvres de Kundera. Ariane Chemin dans À la recherche de Milan Kundera en parle spontanément comme d’un essai. Mais la thèse valait-elle la peine d’être démontrée ? (Les quelque dizaines de millions d’Américains qui ont émigré d’un pays étranger ont-ils envie de « rentrer », portent-ils le poids d’une nostalgie ?) J’ai toujours eu de la difficulté à aimer Kundera, et je reste pris avec la même méfiance devant 𝐿’𝑖𝑔𝑛𝑜𝑟𝑎𝑛𝑐𝑒. L’œuvre comme souvent chez lui décolle sur un projet ambitieux, un thème, qui, malgré des passages intenses et un regard impitoyable sur la vérité de chacun, rétrécit au fil des pages, s’amenuise, les personnages eux-mêmes semblent avoir reçu la consigne de ne pas nuire à la démonstration. Pour François Ricard, tous les romans de Kundera sont écrits sous le signe du non-sérieux, de l’ébranlement des grandes vérités ; mais Irena et les autres sont trop perdus ou malheureux pour nous arracher ne serait-ce qu’un sourire.

Les derniers chapitres enchaînent les scènes sexuelles, la plus longue étant celle où le Suédois Gustaf fait l’amour avec sa belle-mère tchèque. Peut-être Kundera a-t-il voulu réécrire à sa façon la liaison de Benjamin (Dustin Hoffman) avec Mrs. Robinson dans 𝑇ℎ𝑒 𝐺𝑟𝑎𝑑𝑢𝑎𝑡𝑒, puisque la mère ici l’emportera sur la fille : Gustaf voit « le corps de sa nouvelle maîtresse qui se lève du divan ; elle est debout, lui expose son corps de dos, les cuisses puissantes enrobées de cellulite ; cette cellulite l’enchante comme si elle exprimait la vitalité d’une peau qui ondule, qui frémit, qui parle, qui chante, qui se trémousse, qui s’exhibe ; quand elle s’incline pour prendre son peignoir jeté sur le sol, il ne peut se dominer et, allongé, nu sur le divan, il caresse ces fesses magnifiquement bombées, il palpe cette chair monumentale, surabondante, dont la généreuse prodigalité le console et le calme. Un sentiment de paix l’enveloppe ». Ces scènes qui clôturent le roman sont inattendues, fortes, savamment préparées, mais elles donnent presque l’impression que tout le récit, depuis le début, a été conçu pour nous emmener là.

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Dans la vraie vie, la nostalgie du pays natal finira par rattraper Kundera, tout comme sa femme, Vera, selon Alain Finkielkraut. C’est d’ailleurs pourquoi plus tard il a demandé et recouvré la nationalité tchèque. « Il n’était plus en Tchécoslovaquie sans arriver à être en France », disait de lui Pierre Nora cité par Chemin, dont le livre se termine sur ces mots :

« Dans leur esprit, aujourd’hui, les Kundera sont à Bro, en Moravie. La nuit, Vera rêve qu’elle est allongée sur les rochers de la Vydra, dans la forêt de la Sumava, au sud de la Bohême, glisse sur la glace avec ses patins ou se baigne dans la Vitava. Un vers de Viktor Dyk, poète tchèque du début du XXe siècle, la hante et la laisse sans sommeil. La “patrie” lui parle. “Si tu me quittes, je ne mourrai pas. Si tu me quittes, tu périras.” » 

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