Notes de lecture

Karl Ove Knausgaard

Janvier-mars 2017

À propos de commentaires sur le roman Mon combat de Knausgaard glanés ici et là.

Proust Assouline (2)

D’abord, ce jugement incroyable de Pierre Assouline dans un Dictionnaire amoureux des écrivains. Amoureux… Son sophisme est éclatant comme un haïku : il appelle Knausgaard le Proust norvégien ; le juge en fonction de Proust ; l’exécute.

Sauf que Knausgaard ne cherche pas à saisir une classe sociale ou décrire la fin d’un monde, il ne parle que du sien, de sa petite vie (son combat), en montrant d’où il vient et comment il s’est débrouillé pour faire quelque chose, tout en prenant plaisir à raconter tout ce qui lui arrive, avec un souci inordinaire du détail. S’il nettoie sa cuisine (ce que Proust ne ferait jamais) et qu’à cette fin il utilise une bouteille de Comet, deux de Fantastik et trois tampons de SOS, il va nous expliquer qu’il prend une bouteille de Comet, deux de Fantastik et trois tampons de SOS. 

Même si à travers son récit il cherche constamment sa vérité personnelle, il ne s’est pas mis en frais de retrouver quelque chose : il raconte par le menu détail son cheminement, sans ménagement pour son ego. Sa mémoire est tissée de nombreux souvenirs pénibles, voire humiliants, face à son père par exemple ou à ses premières amoureuses, avec lesquelles il flanchait toujours à la dernière seconde, dans le plus grand embarras. Aucune fatuité, faconde terre à terre, franchise déroutante. En voici un échantillon, où il parle de lui-même face à son ami Espen :

« There was an enormous difference between us: he could read Ekelöf, Akhmatova, Montale, Ashbury, Mandelstam, poets I had barely heard about, as the most natural thing in the world and there was no posturing about his reading, as unfortunately there was about mine, I brandished authors’ names the way medieval knights brandished flags and banners, but not him, not Espen, he was genuine. »

Pas de tempérance pour autant : boissons et filles autant que faire se peut. Dans Dancing in the Dark (tome 4, lu avant la parution de la traduction française, Aux confins du monde), les deux facettes apparaissent côte à côte : adolescent, Karl Ove s’en va enseigner dans le nord très noir de la Norvège à des élèves de quelques années plus jeunes que lui. Il tombe amoureux fou de toutes les filles dans la classe. Ses gaffes, son angoisse et son désespoir sont inénarrables. Je n’ai jamais vu raconter une éducation sentimentale aussi déroutante

Parfois, comme chez tout écrivain, un souvenir prendra la forme d’un regret : « À l’époque le jardin portait déjà l’empreinte du passé, il avait une dignité et une plénitude que seul le temps peut apporter… » Boyhood Island (tome 3, Jeune homme), où la perception qu’a le gamin de la nature autour de lui est extrêmement nette, se termine sur un accent proustien : « … the houses and the places that disappeared behind me were also disappearing out of my life, for good. Little did I know then that every detail of this landscape, and every single person living in it, would for ever be lodged in my memory with a ring as true as perfect pitch ».

Les moments les plus forts sont ceux où l’émotion est à son comble, d’autant plus que Knausgaard met beaucoup d’énergie à analyser l’évolution des rapports – amoureux, sexuels, amicaux, sociaux – entre deux personnes. Il y a de fascinantes conversations, certaines crues, d’autres banales, celles de la vie de tous les jours, mais parfois sûrement un peu truquées, dont une qui s’étend sur une soixantaine de pages dans Un homme amoureux (tome 2). Portrait intéressant aussi de la Norvège.

Le roman de Knausgaard a suscité l’admiration en Allemagne, dans toute la Scandinavie, en Europe de l’Est, en Angleterre, en Israël, aux USA et sans doute ailleurs. Il a aussi écrit un énorme roman à caractère biblique (après avoir travaillé en équipe dans sa jeunesse à une traduction de l’Ancien Testament). En feuilletant le dictionnaire d’Assouline dans une librairie, j’ai vu pendant quelques secondes la critique littéraire parisienne toute seule dans son coin. L’article très hostile (« C’est d’un ennui sans qualité », « Sa phrase est longue, digressive, clichesque », faux dans les deux cas) publié sur La République des livres se fonde sur la lecture des deux premiers tomes sur six. Je ne sais pas quelle peut être en France l’influence d’un jugement aussi pressé. Sans doute réduite parce que, dans le même Dictionnaire amoureux, Assouline a deux pages et demie banales sur le vrai Proust.

Devant du vraiment neuf on cherche souvent en panique à régler son compte à l’auteur. Heureusement, ailleurs, on voit Knausgaard comme pratiquant une nouvelle sorte de fiction, brute et collée au réel de l’écrivain. Voir parmi des centaines d’autres cet article : Shameless confessional.

*

Commentaire encore plus étrange de l’écrivain Robert Lalonde : « une intercommunicabilité insensée dans la littérature nordique ». On n’a pas lu le même écrivain. Karl Ove proche de sa mère. Proche de son oncle maternel. Proche de son frère Yngve, quelques chicanes mais surtout complicité transparente. Amoureux de sa femme et très lié à leurs trois enfants. Karl Ove et la fille qui le déniaise à dix-neuf ans (quelle fête). Karl Ove et sa bande de copains, surtout son grand ami Geir, amitié vingtenaire faite de confidences personnelles et d’interminables discussions intellectuelles et professionnelles, bien arrosées dans les bars, continuées souvent au téléphone une heure après. Karl Ove tellement proche de ses élèves, quand il part enseigner dans le Nord du pays, et des étudiantes qui l’allument. Karl Ove qui devient ami avec ses voisins de palier dont il partage les confidences, chaque fois qu’il déménage. Karl Ove à dix ans toujours en compagnie d’un camarade. Knausgaard est toujours dehors, au milieu de la place, de la ville, des siens. La seule « intercommunicabilité » qu’on voie est peut-être lorsqu’il promène sa bambine Vanja en poussette dans les rues et qu’il sent bouillir en lui « l’homme du dix-neuvième siècle ». Lalonde semble avoir pris son élan sur quelques phrases sorties de leur contexte.

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Je trouve saugrenu aussi qu’on ait parlé de stream of consciousness à son propos. Tout y est clair, y compris la syntaxe, aucune divagation introspective, Knausgaard 000même pas d’associations d’idées, seulement une narration précise : repas avec des couples amis, sorties, lecture dans les cafés, recherche d’un logement, chicanes, projets littéraires, son band, etc. Des flashbacks bien étagés viennent compléter le portrait de tel ou tel ami. Knausgaard est terre à terre. Pas l’ombre d’une zone d’ombre dans les 800 pages d’Un homme amoureux. C’est un roman réaliste. Nous-mêmes, comme on vit. 

Quelqu’un a parlé de l’absence du rêve dans le monde de Knausgaard. Ce n’est pas tout à fait juste. La mort d’un père évoque dans les premières pages une image fantasmatique qui prend énormément de place dans l’esprit de Knausgaard et qui reviendra plus loin. Dans Un homme amoureux, il dit chercher une chose par-dessus tout dans la vie : « rester dans l’ouvert », comme il le clame en citant Hölderlin, dont il traîne les œuvres partout, même en promenant ses enfants dans les rues de Stockholm. Plus tard, dans le tome 5 (Some Rain Must Fall), il participera à une Académie d’écriture, où il frappera un mur en essayant d’écrire de la poésie, au point de se faire ridiculiser par la classe, même s’il ne contient pas son admiration devant la « Fugue de mort » de Celan (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir… »). Concédons qu’il est un écrivain singulier, puisqu’il ne s’écarte en apparence jamais de la réalité, alors que la majorité partent d’un écart par rapport à elle avant d’y replonger.

1 réflexion au sujet de “Karl Ove Knausgaard”

  1. J’avais lu sur cet auteur, dans le Devoir justement. Mais on ne peut pas tout lire. Voilà qui tout de même me le ramène à l’esprit. C’est curieux, en fréquentant ce blog, il y a un nouveau territoire littéraire qui s’offre à moi. Je ne sais pas d’où vient l’auteur de ce blog, s’il est lui-même écrivain (assurément, il l’est : pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire ce qu’il écrit ici), ignore s’il est enseignant (au collégial, à l’université ou ailleurs), bref, je ne sais d’où il sort, mais je sais que j’aime le suivre.

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