Dans un numéro de la revue L’Inconvénient, cette remarque d’Ugo Gilbert Tremblay : « l’affaiblissement de la richesse lexicale et de la structuration logico-syntaxique découlant d’une anglicisation enthousiaste … laisse songeur quant à la composition d’une élite francophone, dont l’indigence est déjà peu enviable ».
Les débats sur cette question tournent presque toujours autour du vocabulaire. Mais le nerf de la langue, c’est la syntaxe, c’est avec des phrases qu’on exprime ce qu’on pense ou ce qu’on ressent – pas seulement avec des mots comme à l’époque des cavernes. Le nœud du problème de la langue au Québec concerne bien plus la difficulté à attacher les mots ensemble pour dire ce qu’on pense, sans avoir à gesticuler constamment avec du langage non verbal, en suppliant les auditeurs de deviner ce qu’on veut dire parce que, par manque de moyens ou par impuissance linguistique, on est incapable de le dire. Ce n’est pas une question d’esthétique : il faut une phrase solide pour faire passer avec exactitude l’idée qu’on a dans la tête à la personne qui nous écoute ou qui nous lit.
Les Français ont beau multiplier les termes anglais pour épater la galerie (ce collègue français qui me parlait de son « open marriage », qu’il prononçait avec un effort inouï qui lui déformait tout le bas du visage, « mariage ouvert » ne voulant rien dire à ses yeux), il suffit d’écouter un débat à la télé française pour entendre la langue rouler à pleine vapeur, solide et riche en nuances. Tant que la syntaxe fonctionne bien, il n’y a aucun péril. André Major rappelle dans L’œil du hibou que « nous nous scandalisons beaucoup – non sans mauvaise foi – d’entendre les Français farcir leur conversation de mots anglais, comme si nous ignorions la foule de tournures grammaticales calquées sur l’anglais qui plombent ce que nous appelons la langue québécoise. C’est avec une vanité parfaitement provinciale que vous voyons la paille qui est dans l’œil du voisin… »
Même nos animateurs de radio ou de télé les plus connus, au lieu de parler spontanément, lisent souvent un texte écrit sur un carton en caractères pour myope, comme les lecteurs de nouvelles, tellement ils ont peur de trébucher – non pas sur le vocabulaire, ils le connaissent, mais sur la structure de leurs phrases. Sinon on sent cette difficulté, cette lenteur. Pour voler une image à Julien Gracq, quand ils parlent on dirait qu’ils vont prendre d’une minute à l’autre, comme une gelée. Sans parler de tous les débats où le mot qui revient le plus souvent, comme le disait le bouillant linguiste Jean Forest, est « euh… ». Et de toutes ces phrases qui finissent en queue de poisson.
Il y a de bonnes raisons d’être aussi pessimiste que U.G. Tremblay. La personne qui éprouve toujours de la difficulté à dire à l’aide de la syntaxe française ce qu’elle a dans la tête, ou pire qui devient carrément incapable d’être exacte, est en train de dépérir, voire de se détruire comme francophone.